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Non, l’époque Stresemann n’a pas été une grande époque. Ce n’était pas une réussite totale, pas même alors qu’elle durait encore. L’enfer grondait sous la surface, trop de démons maléfiques restaient perceptibles à l’arrière-plan, certes enchaînés et réduits au silence pour l’instant, mais non exterminés. Et aucun symbole puissant ne se dressait pour les conjurer. L’époque manquait de grandeur et de majesté, elle n’était pas pleinement convaincue de sa propre cause. Les vieilles idées bourgeoises et patriotiques, pacifiques et libérales étaient remises à l’honneur, mais faisaient bien sentir qu’il s’agissait d’une solution de remplacement, un bouche-trou placé là faute de mieux27 et “en attendant”. Ce n’était pas une époque que l’on pourrait quelque jour, dans le rôle d’un “glorieux passé”, opposer à un morne présent. Et pourtant…

Talleyrand affirme que quiconque n’a pas vécu avant 1789 n’a pas connu la douceur de vivre. Les Allemands de la vieille génération ont employé des formules similaires pour parler de l’époque antérieure à 1914. Il paraîtrait un peu ridicule de les appliquer à l’époque de Stresemann. Mais quoi qu’il en soit, pour notre génération, elle est, avec toutes ses faiblesses, la meilleure que nous ayons vécue. La seule douceur de vivre que nous connaissions lui est associée. Ce fut la seule époque où la tonalité fondamentale de notre existence cessa d’être une tonalité mineure pour être une tonalité majeure – encore qu’un peu hésitante et voilée. La seule époque où l’on pût vraiment vivre. La plupart, je l’ai dit, ne surent qu’en faire ou n’y parvinrent pas. Pour nous autres, elle représente notre plus précieux viatique.

Il est difficile de parler de choses qui ne se sont pas réalisées, de prémices restées au stade du “peut-être” et du “presque”. Et pourtant, j’ai l’impression que l’Allemagne d’alors a vu germer, à côté de démons menaçants et de maléfices extra-humains, des plantes rares et précieuses. La majeure partie de la génération montante était irrémédiablement gâtée. Mais la minorité restante était peut-être plus riche de promesses qu’aucune génération des cent années précédentes. La décennie sauvage de 1914 à 1923 avait balayé tous les repères et toutes les traditions, mais aussi tous les miasmes et tout le fatras. La plupart étaient devenus des cyniques sans principes. Mais ceux qui surent apprendre à vivre avaient été admis d’emblée, pour ainsi dire, dans une classe supérieure – au-delà des illusions et des niaiseries dont se nourrit une jeunesse enfermée. Nous avions été exposés à tous les vents, mais non point confinés ; nous étions appauvris, privés même des valeurs traditionnelles de l’esprit, mais en revanche libres de préjugés ancestraux ; nous étions trempés et aguerris. Si nous échappions au risque de l’endurcissement, nous n’étions pas guettés par l’amollissement. Si nous échappions au cynisme, nous ne risquions pas de devenir rêveurs comme Parsifal. Un avenir très beau, très prometteur, se préparait chez l’élite de la jeunesse allemande entre 1925 et 1930 : un nouvel idéalisme au-delà du doute et de la désillusion ; un nouveau libéralisme plus vaste, plus riche, plus mûr que le libéralisme politique du XIXe siècle ; voire les fondements d’une autre noblesse, d’une nouvelle aristocratie, d’une nouvelle esthétique de l’existence. Tout cela était encore bien loin de devenir réalité et de prendre le pouvoir. C’en était à peine au stade des idées et des mots quand les brutes arrivèrent pour tout piétiner.

Malgré tout, on sentait alors un air frais qui soufflait sur l’Allemagne et une remarquable absence de mensonge conventionnel. Les barrières entre les classes sociales étaient devenues minces et fragiles – peut-être un bénéfique effet secondaire de l’appauvrissement général. Beaucoup d’étudiants travaillaient durant leur temps libre, beaucoup de jeunes travailleurs consacraient leurs loisirs à l’étude. Les préjugés de classe et la morgue en col blanc n’étaient plus à la page. Les relations entre les sexes étaient plus ouvertes et plus libres que jamais – peut-être un bénéfique effet secondaire de ces longues années de désordre. Les générations qui n’avaient pu qu’adorer des vierges inaccessibles et se défouler avec des putains ne nous inspiraient même plus un sentiment de supériorité méprisante, mais tout juste un étonnement plein de compassion. Enfin, même les relations entre les nations virent se dessiner une nouvelle chance : davantage de spontanéité, un intérêt croissant pour l’autre, un vrai plaisir devant la diversité que le monde doit à l’existence de tant de peuples. Le Berlin de l’époque était une ville assez internationale. Bien sûr, il y avait déjà à l’arrière-plan ces sinistres nazis qui, le regard meurtrier, parlaient de la “racaille orientale” ou, avec une moue méprisante, d’“américanisation”. Ils “nous” inspiraient un profond écœurement. “Nous”, part indéfinissable de la jeunesse allemande dont les membres se reconnaissaient où qu’ils se rencontrassent, n’étions pas seulement xénophiles, mais véritablement xénolâtres. La vie était tellement plus intéressante, plus belle, plus riche grâce à tous ces gens qui n’étaient pas des Allemands ! Les étrangers étaient toujours les bienvenus, qu’ils soient venus librement comme les Américains et les Chinois, ou exilés comme les Russes. Il régnait une grande ouverture d’esprit, une sympathie pleine de délicatesse et de curiosité, le propos conscient d’apprendre à connaître et à aimer les civilisations les plus lointaines. On vit naître alors plus d’une amitié, plus d’un amour avec l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident.

Mes souvenirs les plus chers et les plus précieux sont liés à ce milieu à la fois international et familier, un petit coin d’univers en plein Berlin. C’était un petit club de tennis universitaire, dans lequel les Allemands étaient à peine plus nombreux que d’autres nationalités. Curieusement, les Anglais et les Français étaient rares, mais, à part cela, la planète entière était représentée : Américains et Scandinaves, Baltes et Russes, Chinois et Japonais, Hongrois et habitants des Balkans… il n’y manquait même pas un Turc drôle et mélancolique. Nulle part je n’ai retrouvé une atmosphère aussi ouverte, juvénile et détendue, si ce n’est au cours d’un bref passage à Paris, dans le Quartier latin. Je suis pris d’une profonde nostalgie quand je pense aux soirs d’été que nous passions au club-house après avoir joué, et qui se prolongeaient souvent jusque tard dans la nuit ; assis en costume de tennis dans des fauteuils de rotin, buvant et plaisantant, nous avions d’interminables et ardentes conversations bien différentes des débats politiques obstinés des années précédentes et suivantes. Nous les interrompions parfois pour jouer une partie de ping-pong ou danser au son du gramophone. Que d’innocence et de sérieux juvénile, que de rêves d’avenir, que d’ouverture, de sympathie universelle, de confiance ! Je dois me pincer quand j’y pense. Je ne sais ce qui est le plus incroyable aujourd’hui : penser que cela a existé en Allemagne voici à peine dix ans – ou que cela ait pu disparaître aussi totalement, sans laisser la moindre trace, en à peine dix ans.

C’est aussi dans ce milieu que j’ai connu mon amour le plus profond et le plus durable. Je crois que je puis en parler ici, car cela ne concerne pas que moi. Prétendre qu’“on n’aime vraiment qu’une seule fois” est certainement un mensonge romantique – encore qu’un des plus répandus et des plus populaires du siècle dernier –, et il est plutôt oiseux d’établir une hiérarchie entre des expériences amoureuses incomparables et de dire : “C’est telle ou telle que j’ai le plus aimée.” La vérité, en revanche, c’est qu’il existe, généralement autour de la vingtième année, un moment dans la vie où l’amour et le choix qu’on en fait exercent sur le destin et sur le caractère une influence plus grande. Alors, dans la femme que l’on aime, on aime plus que cette femme : tout un aspect du monde, toute une conception de l’existence, un idéal si l’on veut – mais un idéal qui s’est fait chair, un idéal vivant. Le privilège du garçon de vingt ans – et encore : de certains seulement –, c’est d’aimer dans une femme ce que l’homme ressentira plus tard comme son étoile.

Aujourd’hui, je dois chercher des formules abstraites pour décrire ce que j’aime au monde, ce que je veux y voir conserver à tout prix, ce que l’on ne doit pas trahir sauf à brûler dans les flammes éternelles : la liberté et l’intelligence du cœur, le courage, la grâce, l’humour, la musique – et je ne sais même pas si l’on me comprend. À l’époque, un nom suffisait à exprimer la même chose, un nom qui n’était même qu’un surnom : Teddy, et je pouvais être sûr qu’au moins dans notre cercle tout le monde me comprendrait. Nous l’aimions tous, celle qui portait ce nom, une petite Autrichienne aux cheveux couleur de miel, criblée de taches de rousseur, vive comme une flamme ; elle nous apprenait la jalousie et nous la désapprenait ; elle suscitait des comédies et de menues tragédies, nous inspirait des hymnes et des dithyrambes, et nous éprouvâmes que la vie est belle quand on la mène avec intelligence et courage, avec grâce et liberté, quand on sait prêter l’oreille à son humour et à sa musique. Nous avions, dans notre cercle, une déesse. La femme qui s’appelait alors Teddy a pu vieillir et s’humaniser, et nul d’entre nous, sans doute, n’est resté à la hauteur de son sentiment d’alors. Mais elle a existé, ce sentiment a existé, et cela est indélébile. Cela a exercé sur notre formation une influence plus puissante et plus durable que n’importe quel “événement historique”.

Teddy disparut bientôt, comme c’est l’usage des déesses. Elle nous quitta dès 1930, pour Paris, et elle avait déjà l’intention de ne pas revenir. Elle fut peut-être la première exilée. Plus intuitive et plus sensible que nous, elle avait senti longtemps avant l’arrivée de Hitler la montée menaçante de la bêtise et du mal en Allemagne. Elle revenait chaque année nous voir en été, et trouvait à chaque fois l’air plus lourd et plus irrespirable. La dernière fois, c’était en 1933. Ensuite, elle ne revint plus.

Depuis longtemps, “nous” – ce “nous” indéfinissable sans nom, sans parti, sans organisation, sans pouvoir – étions devenus en Allemagne une minorité. Cette impression toute naturelle d’être universellement compris qui avait accompagné les jeux arithmétiques de la guerre et du stade avait depuis longtemps fait place à son contraire. Nous savions que nous ne pouvions échanger un mot avec nombre de nos contemporains, parce que nous parlions une autre langue. Nous sentions autour de nous surgir le langage des nazis : “engagement, garant, fanatique, frère de race, retour à la terre, dégénéré, sous-homme” – c’était un idiome exécrable dont chaque vocable recelait tout un univers de violence imbécile. Nous aussi, nous avions notre langage secret. Nous nous mettions rapidement d’accord quand il s’agissait de trouver les gens “sensés” ; cela n’impliquait pas que leur intelligence fût particulièrement efficace, mais qu’ils avaient une idée de ce qu’est la vie personnelle, et donc qu’ils étaient “des nôtres”. Nous savions que les imbéciles avaient largement l’avantage du nombre. Mais tant que Stresemann était au pouvoir, nous avions la quasi-certitude qu’ils étaient tenus en échec. Nous évoluions parmi eux avec l’insouciance de promeneurs qui, dans un zoo moderne dont on a supprimé les cages, vont et viennent parmi les fauves en se fiant aux haies et aux fossés. Les fauves, de leur côté, devaient éprouver un sentiment correspondant : pour désigner l’ordre invisible qui leur assignait des limites tout en les laissant en liberté, ils introduisirent un terme révélateur de leur haine profonde : “le système”.

Durant toutes ces années, ils ne tentèrent même pas d’assassiner Stresemann, et pourtant cela aurait été facile. Car il n’avait pas de gardes du corps, et il ne se claquemurait pas. Nous le voyions souvent se promener Unter den Linden, petit homme insignifiant coiffé d’un chapeau melon. “Est-ce que ce n’est pas Stresemann, sur le trottoir d’en face ?” demandait quelqu’un. Et c’était bien lui. On pouvait le voir par exemple arrêté devant un massif sur la Pariser Platz, soulever une fleur du bout de sa canne, la contempler pensivement de ses yeux saillants. Peut-être se demandait-il quel était son nom botanique.

Curieux : aujourd’hui, Hitler ne se montre que dans une automobile lancée à vive allure, entourée de dix ou douze autres occupées par des SS armés jusqu’aux dents. Sans doute a-t-il raison. En 1922, Rathenau, qui se passait d’escorte armée, fut promptement assassiné. Mais, entre-temps, Stresemann, sans armes et sans escorte, pouvait regarder les fleurs sur la Pariser Platz. Peut-être avait-il vraiment des pouvoirs magiques, cet homme épais, insignifiant, ni beau ni populaire, à la nuque de taureau et aux yeux saillants. Ou était-il justement protégé par son impopularité et son insignifiance ?

De loin, nous le suivions des yeux, nous le voyions, d’un pas lent et pensif, tourner dans la Wilhelmstrasse. Beaucoup de gens ne le reconnaissaient même pas, ne lui prêtaient aucune attention. D’autres le saluaient, et il leur rendait poliment leur salut, en ôtant son chapeau et non en tendant le bras ; il les saluait un par un, non en bloc – et nous nous demandions s’il était “sensé”. Et quelle que fut la réponse, nous éprouvions une confiance paisible et une gratitude respectueuse envers ce personnage discret. Guère davantage. Il n’était pas homme à enflammer les passions.

C’est en mourant qu’il provoqua le sentiment le plus violent : une terreur brutale. Il était souffrant depuis longtemps, mais on ne savait pas à quel point. Certes, on se souvint après coup que la dernière fois, Unter den Linden, quatre semaines auparavant, il avait semblé plus pâle et plus bouffi que d’habitude. Mais il passait tellement inaperçu. On ne lui avait pas prêté une attention particulière. Et c’est aussi fort discrètement qu’il mourut : au terme d’une journée éprouvante, alors qu’il se brossait les dents avant d’aller au lit, comme n’importe quel citoyen ordinaire. Nous avons lu plus tard qu’il avait soudain perdu l’équilibre, que le verre à dents lui était tombé des mains… Le jour suivant, les journaux titraient : “Mort de Gustav Stresemann.”

Et nous, en les lisant, fûmes glacés de terreur. Qui, maintenant, dompterait les fauves ? Ils venaient justement de commencer à bouger, avec une initiative de plébiscite incroyable et insensée, la première du genre : ils demandaient que tous les ministres qui continueraient à conclure des traités sur la base du “mensonge” qui imputait à l’Allemagne “la responsabilité de la guerre” fussent passibles d’une peine de prison. Une aubaine pour les imbéciles. Affiches et cortèges, rassemblements, marches, çà et là une fusillade. La paix était finie. Aussi longtemps que Stresemann avait été là, on n’y croyait pas vraiment. Maintenant, on le savait.

Octobre 1929. Vilain automne après un bel été, pluie, froidure et vent, et dans l’air quelque chose d’oppressant qui ne venait pas des conditions météorologiques. Paroles de haine sur les colonnes Morris ; pour la première fois dans les rues, des uniformes couleur d’excréments surmontés de visages déplaisants ; les pétarades et les sifflements d’une musique de marche inconnue, suraiguë et vulgaire. Embarras chez les fonctionnaires, tumulte au Reichstag, les journaux remplis d’une crise gouvernementale larvée, qui n’en finissait pas. On connaissait tout cela, c’était un mauvais souvenir qui sentait 1919 ou 1920. Et le pauvre Hermann Müller28 n’était-il pas redevenu chancelier comme à l’époque ? Tant que Stresemann était ministre des Affaires étrangères, on se souciait assez peu du chancelier. Sa mort était le début de la fin.

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